Extrait de Le Retour de l'Anthropologue

(A plague of Caterpillars - A return to the African bush),Nigel Barley, 1986. (Traduction Alain Bories, 1994).

CHAPITRE XI - Le nègre blanc

Le temps passait lentement au pays des Dowayos.

Mon propre métabolisme semblait s’être adapté à un rythme de vie plus lent. Les étrangers de passage paraissait courir d’un horizon à l’autre à une vitesse insensée. Je me levais, mangeais, buvais, faisais mes besoins et parlais. Le temps passait.

J’occupais le plus clair de mes journées à bavarder avec un guérisseur local, qui avait accepté de me prendre comme élève. Nous sortions du village ensemble, parlions de maladies. (« Comment savez-vous que ceci est une maladie ? Est-ce que ce symptôme est signe d’une maladie, ou représente-t-il une maladie en soi ? »)

Je devins un expert dans l’art du diagnostic ; j’appris à frotter l’une contre l’autre les tranches de zepto, comme le font les guérisseurs, pour déterminer si la cause réelle d’une maladie est le mécontentement d’un ancêtre, un acte de sorcellerie, la punition du viol d’un tabou, le contact avec une personne impure ou autre chose encore. J’appris à soigner avec les plantes. J’appris à saigner une femme souffrant d’un excès de sang pour s’être exposée à la lumière du soleil.

Mon professeur était aussi sagace, doux et rigoureux que celui que j’avais eu à Oxford.

Tout cela était passionnant mais ne m’apprenait rien sur la circoncision. Or, après tout, cette cérémonie était l’objet de mon voyage. Nous répétions sans fin les moments clefs de la cérémonie avec l’impatience d’une armée en temps de paix. Matthieu [NdTyphon : l'assistant de Barley, recruté sur place] et moi nettoyions et vérifiions notre équipement. Les termites et les champignons avaient endommagé certains organes accessoires de mon appareil photo. Nous nous entraînâmes à charger les films. J’enseignai à Matthieu à prendre des photos aussi bien avec un appareil manuel qu’avec un appareil automatique. Il maîtrisa rapidement ces deux techniques.

Tandis que nous nous occupions à ces différents préparatifs, nous eûmes droit à des visites de plus en plus fréquentes et prolongées de la plus jeune fille du chef, Irma.

Elle prit l’habitude de venir se faire belle sur le terre-plein entre nos deux cases. Cela n’avait rien d’étonnant : après tout, l’enclos appartenait à son père. Les jeunes filles dowayos passent un temps considérable à s’occuper de leur physique ; elles tressent leur chevelure en motifs compliqués ; elles se frottent la peau avec de l’huile et du kaolin rouge, jusqu’à la faire briller comme du vieil acajou.

Au bout de quelque temps, elle commença à adopter des poses aussi alanguies qu’étudiées, étendue sur les troncs qui servaient de sièges devant la maison de son père. Elle chantait de vieilles mélodies et s’appliquait à montrer son meilleur profil. Matthieu était très gêné. Il était évident pour tout le monde qu’elle avait jeté son dévolu sur lui. Bien sûr, elle était déjà mariée, mais cela n’avait pas nécessairement grande importance. Les Dowayos divorcent fréquemment. L’arrivée dans l’enclos d’un homme jeune et sans attaches, excellent parti de surcroît, ne pouvait manquer d’entraîner certaines perturbations. J’étais soulagé de constater que Matthieu avait provoqué pareil émoi chez la fille de Zuuldibo [NdTyphon : le chef], et non chez une de ses femmes.

Jusqu’à présent, je n’avais entendu aucune plainte, ce qui voulait dire que chacun s’était conduit de la façon la plus honorable. Ces femmes à la langue acérée ne manquaient pas de se surveiller étroitement les unes les autres.

Irma n’avait guère était favorisée par la nature. Elle avait hérité de son père une silhouette courtaude, sans taille marquée. Elle avait également, comme Zuuldibo, un crâne en ogive dont elle soulignait la forme en se rasant avec soin. Mais son principal atout dans la course au mariage ne résidait pas dans ses charmes physiques. Son grand attrait, c’est qu’elle avait prouvé sa fécondité en accouchant de deux enfants en moins de deux ans de mariage. Un de ses bébés était mort, mais elle était de nouveau enceinte. Si elle divorçait dans son état, la propriété de l’enfant ferait l’objet d’une de ces splendides querelles juridiques dont sont friands les Dowayos. Elle était peut-être un peu plus âgée que Matthieu, mais cela ne représentait pas un obstacle majeur : chez les Dowayos, un garçon peut hériter des femmes de son père ou de son oncle. S’il pouvait réunir la somme convenable, elle serait pour lui une femme idéale.

Avec une certitude résignée, je savais que Matthieu se tournerait vers moi pour financer l’entreprise. Il me harcèlerait de cajoleries et de caprices jusqu’à ce que, dans un moment de faiblesse, je lui promette mon aide. Je me remémorai les conversations de Matthieu tout au long de ces derniers jours et j’y relevai avec une horreur paranoïaque un thème constant : le cheptel de son père était malade, la récolte de millet s’annonçait médiocre cette année, etc. Je décidai de contre attaquer avec des remarques anodines sur ma propre pauvreté et mon manque d’argent liquide.

Dans le passé, Matthieu était allé jusqu’à utiliser une technique particulièrement odieuse pour rendre la pression insupportable : il postait des parents à des points stratégiques en des endroits publics ; quand je passais, ils me sautaient dessus, m’embrassaient les genoux et clamaient à la face du monde ma générosité, à grand renfort de sanglots. Des larmes de reconnaissance jaillissaient spontanément de leurs yeux pendant qu’ils comparaient ma richesse et leur pauvreté, la libéralité de mes mains généreuses avec le cœur de pierre de ceux qui exigeaient un paiement léonin pour leurs filles. Ce n’était que cris, gémissements et effusions de reconnaissance pour des dons que je n’avais jamais convenu de faire jusqu’à ce que, aux yeux de toute la communauté, je passe pour le dernier des perfides si je persistais à refuser.

Quelques jours plus tard, Irma décida aussi de faire monter la pression. Nous étions tout le temps en train de tripoter nos appareils-photo. Cela nous plairait certainement de la prendre comme modèle ? Est-ce que nous préférerions la photographier seule ou avec son enfant (bien sûr, nous savions qu’elle en avait déjà deux) ? Dommage qu’elle n’ait pas eu le temps de se parer. Elle désignait d’un geste gracieux ses formes corpulentes. Mais peut-être nous contenterions-nous de ses habits de tous les jours ?

Avec un amusement perfide, je suggérai à Matthieu de faire quelques photos d’Irma, pour s’exercer.

La séance se prolongea et ce n’est qu’au bout d’un long moment qu’Irma rentra dans la case où elle logeait avec son mari. Zuuldibo leur avait fait honneur en les installant juste à côté de la hutte à bière ; c’était là une marque de grande confiance.

À peine nous eut-elle quitté que nous entendîmes des éclats de voix et le claquement d’une main maritale. La tête du gendre de Zuuldibo surgit au-dessus du mur de terre : il nous regardait. S’il était poussé à de telles extrémités dans le propre village de son beau-père, c’est qu’une crise s’annonçait. Je décidai de partir en expédition, ce qui nous garderait à l’écart du village jusqu’à ce que les choses se calment.

C’est à ce moment précis que Gaston arriva en vélo.

Il m’annonça qu’il y avait en ville un homme, un « nègre blanc », qui prétendait me connaître et était à ma recherche. Gaston l’avait envoyé à la mission et était venu m’avertir au cas où je souhaiterais l’éviter.

Les Dowayos considèrent que le monde est plein de gens à éviter et que la vie fourmille d’occasions de ne pas rencontrer certaines personnes. Cette conception m’a toujours séduit.

Je sus tout de suite de qui il s’agissait : mon confrère Bob, celui qui m’avait accompagné au cinéma avec le singe.

Le sobriquet de « nègre blanc » ne désignait pas un métis (Bob était aussi noir qu’on peut l’être) mais un Noir occidentalisé, qui se comporte comme un Blanc.

Bob et moi nous étions rencontrés fortuitement quelque temps plus tôt. Je me rendais en ville pour faire des achats lorsque je tombai sur un étrange spectacle : debout au bord de la route, quelqu’un faisait de l’auto-stop.

En soit, cela n’avait rien d’inhabituel.

Les Africains essaient en permanence de se faire prendre en voiture. Des familles entières se déplacent ainsi, avec souvent la quasi-totalité de leurs biens et de leur bétail sur la tête. Cependant, la technique reconnue consiste à se mettre debout au bord de la route en faisant avec tout le bras un lent battement d’aile, poignet souple, comme pour dire « doucement, doucement ». Si quelqu’un s’arrête, il ne s’agit pas en principe d’un acte gratuit, le chauffeur s’attend à être rémunéré. Cela représente d’ailleurs un supplément important au salaire des chauffeurs de camion, par exemple.

On considère que tous les véhicules sont destinées au transport de fret et de passagers à grande échelle. Les camions-citernes sont censés être parfaitement adaptés au transport de passagers et on les voit débouler dans un fracas d’enfer avec une foule de passagers hagards tressautant sur les cuves convexes.

Pour en revenir à mon auto-stoppeur, il s’y prenait de façon fort inhabituelle. Il levait le pouce à l’approche des véhicules, comme le font les Occidentaux. C’était un fort mauvais choix : dans l’ensemble de l’Afrique, l’interprétation de ce geste peut avoir quelques variantes locales, mais tous vous diront qu’il s’agit d’une obscénité particulièrement grossière.

Ce geste exécuté devant un énorme camionneur africain peut déclencher sans préavis une crise de rage et de violence. Si, par malheur, un membre féminin de sa famille (sa mère ou sa sœur, par exemple) se trouve dans la cabine du camion ainsi insulté, les conséquences risquent d’être fatales.

Mon auto-stoppeur ne semblait pas avoir d’intentions diffamatoires ; on lisait sur son visage une expression de perplexité vaguement déçue. De temps à autre, un camion faisait une violente embardée dans sa direction. Un visage se présentait éventuellement à la portière, déformé par la fureur, et hurlait quelques insultes inaudibles. Personne ne s’était arrêté, mais moi je le fis.

Mon passager me prit pour un Français et nous conversâmes un moment dans cette langue. Quand il sut que je parlais anglais, il s’y mit lui aussi, avec un fort accent américain. Rien n’indiquait qu’il n’était pas de pure origine africaine.

En Afrique, la jeunesse dorée prend souvent pour modèles les héros de cinéma et, maintenant que le temps du muet est passé, ils arrivent à reproduire l’accent traînant de John Wayne. D’autres, sans avoir jamais mis les pieds aux États-Unis, sembleraient avoir grandi dans une plantation du Sud.

Ce n’est qu’au bout d’un certain nombre de kilomètres qu’il m’avoua à contrecœur être noir américain, ou plus exactement, pour reprendre ses propres mots, « un Africain d’origine américaine ». Sa camionnette était tombée en panne à quelques kilomètres de l’endroit où je l’avais trouvé. Que faisait-il là ? Peut-être faisait-il partie du Peace Corps ?

À cette question, Bob eut une moue qui en disait long sur l’estime qu’il avait pour cette organisation et les valeurs qu’elle cherchait à promouvoir.

Non, il était anthropologue. Ses recherches tournaient autour des commerçants qui faisaient les marchés dans les grandes villes. Il étudiait les facteurs affectant la nature et le prix des marchandises, ainsi que les aspects culturels plus subtils présidant aux échanges économiques.

Il avait été si réticent à me confier ses origines que je tus les miennes. Je l’encourageai à me faire un cours sur le métier d’anthropologue.

Je n’ai pas retenu toutes ses explications, mais il nourrissait un mépris tout particulier pour ceux qui, comme moi, s’appliquent à l’étude des questions rituelles et religieuses ; ces gens, foncièrement mauvais et frivoles, détournent l’attention des vrais problèmes – les dures réalités de l’exploitation économique.

J’imagine que si Bob et moi nous étions rencontrés en Europe ou en Amérique, nous serions rapidement parvenus à la conclusion que nous n’avions aucune chance de nous entendre. Les choses en seraient restées là.

Mais les Occidentaux se sentent tellement isolés en Afrique que les différences les plus fondamentales perdent de leur importance. On en vient à éprouver de l’affection pour des personnes auxquelles, dans un autre contexte, on n’aurait même pas adressé la parole. Bref, il avait une incoercible envie de parler anglais avec n’importe qui et, quand je le déposai dans une des banlieues les moins élégantes de la ville, il m’offrit spontanément l’hospitalité, c’est-à-dire une bière.

Sa maison était moderne mais fort modeste – un simple cube de brique avec un crépi de ciment. À l’arrière, il y avait un petit jardin avec une hutte séparée destinée à la cuisine. Les Africains sont horrifiés par cette habitude bien européenne de dormir et de cuisiner sous le même toit. Bob avait des meubles. J’observai avec envie la présence, luxe inouï, d’un lit et de fauteuils en cornières métalliques. Ces derniers étaient d’ailleurs cassés en dépit de leur formidable solidité. Au Cameroun, de telles surprises sont courantes. Il manquait quelques bras et quelques pieds aux meubles de Bob, comme à des anciens combattants d’une campagne éprouvante. Nec plus ultra du sybaritisme, il y avait même une table basse sur laquelle nous posâmes nos bières. Mais comme pour compenser tous ces chichis, nous les bûmes directement à la bouteille. À en juger par la température de nos boissons, Bob disposait même d’un réfrigérateur.

Au cours des mois qui suivirent, nous fîmes amplement connaissance. Les Occidentaux isolés ne peuvent manquer de se retrouver souvent. Ils fréquentent tous un nombre limité d’endroits, toujours les mêmes. Il s’écoula bien deux mois avant qu’il ne me demande ce que je faisais au Cameroun.

Il pensait certainement que je travaillais sur un projet de développement comme il y en avait tant. En attendant, il me fournissait sans le savoir la possibilité intéressante d’observer un anthropologue dans son milieu naturel.

Quand il apprit enfin mon métier, cela devint une plaisanterie inévitable entre nous : il me menaçait constamment de venir me rendre visite sur le terrain.

Bob était un anxieux. La plupart de ses problèmes découlaient du fait qu’il était noir, et des difficultés qu’il éprouvait pour adopter une attitude judicieuse, honnête et digne quant à sa couleur et à tout ce qu’elle impliquait. Il avait fait de vagues « études noires » dans un college de l’est des États-Unis car, à son avis, il était vital pour les Américains de couleur de pouvoir se référer à une tradition culturelle différente au sein de laquelle ils trouveraient une meilleure place que dans la société blanche. Il ne fêtait jamais Noël, mais un obscur festival d’origine swahili dont les Africains n’avaient jamais entendu parler. Il en avait conçu de l’amertume. Il avait appris le kiswahili et avait imposé à sa femme et à ses enfants de le parler chez eux un jour par semaine. À sa totale stupéfaction, il avait découvert qu’aucun Camerounais ne parlait cette langue, ni même n’en avait entendu parler. Personne ne lui avait jamais enseigné la profonde diversité ethnique et linguistique de l’Afrique.

Tout cela, m’avoua-t-il, s’était produit alors qu’il était encore jeune et naïf. Depuis son arrivée en Afrique, il s’était attelé à l’étude du foulani ; il s’était donné beaucoup de mal en ce sens et avait choisi un thème de recherche peu attrayant, mais qu’il croyait d’une importance majeure. Il y travaillait avec passion. Pour établir sa crédibilité aux yeux des habitants du lieu, il avait tenu à s’installer dans un des quartiers les plus modestes de la ville, et dans une maison sans eau courante. J’avais parfois l’impression que sa référence suprême en matière d’anthropologie se résumait à cette question de plomberie.

C’est là qu’il avait installé sa femme et leurs trois enfants afin de partager la vie « riche et trépidante » des indigènes, et de « trouver ses racines ». Mais sa femme trouvait la vie des indigènes pauvre et terne. La première crise avait éclaté dès la deuxième ou la troisième semaine : sa petite fille était tombée malade. Il n’y a rien de tel que la maladie pour dépouiller les gens de toute prétention et de tout amour-propre. Les amis africains de Bob lui parlaient de puissantes potions purgatives et de copieuses saignées pratiquées avec des cornes de bétail. Bob voulait un docteur américain, avec des instruments stérilisés et une blouse blanche. De ce côté-là, sa femme était en complet accord avec lui et refusa catégoriquement les soins des guérisseurs locaux. Mieux valait remettre à plus tard l’étude des implications de leur soi-disant « africanité ». Cependant, Bob n’avait pas voulu en démordre, l’enfant devait rester avec la famille dans cette banlieue torride, sale et bruyante, sans eau courante. La femme de Bob avait insisté pour s’installer à l’hôtel jusqu’à la guérison de la fillette. Des mots irréparables avaient été échangés. Ils vécurent désormais dans une situation de trêve précaire. L’explosion suivante fut provoquée par le fait que tous les enfants du quartier avaient la permission de se baigner dans la rivière infectée de bilharzies. Bob et sa femme devaient-ils laisser faire leurs enfants ? Ils étaient finalement parvenus à un compromis : Bob avait abandonné ses recherches pendant deux semaines pour essayer de convaincre ses voisins d’interdire à leurs enfants de s’approcher du cours d’eau. Il n’y parvint pas complètement mais en convainquit suffisamment pour justifier sa propre attitude. Il s’était adapté à son environnement en changeant ledit environnement conformément à ses exigences.

Une cassure fatale se produisit quand sa femme découvrit que Bob, conformément aux usages locaux entre amis, avait permis aux femmes de ses voisins de donner le sein à la petite dernière quand celle-ci devenait turbulente. Sa femme avait été horrifiée à la pensée de ces mamelons douteux que l’on fourrait n’importe comment dans la bouche de son rejeton aseptisé. L’enfant avait été rapatriée « pour raison médicale »et vivait avec sa grand-mère aux États-Unis.

La rupture définitive survint lorsqu’il fallut prendre une décision au sujet de la scolarisation des enfants. Bob était bien placé pour savoir que le fait de fréquenter des écoles séparées divisait les gens de façon radicale. Il s’était donc montré intraitable : leurs enfants devaient fréquenter l’école locale. Mais pour sa femme, le fait de condamner ses enfants à un niveau scolaire abyssalement nul n’avait rien à voir avec la « vie locale riche et trépidante ». Elle-même et Bob avaient souffert d’avoir fréquenté de mauvaises écoles pendant toute leur enfance ; ce n’est qu’au prix d’efforts herculéens qu’ils étaient parvenus à achever leurs études secondaires. Bob comprenait donc les réticences de sa femme et sa résistance s’était peu à peu effritée. Ayant accepté d’être raisonnable, il fut inexorablement acculé à la défaite. Les autres enfants suivirent le premier « pour qu’ils soient ensemble ». Dès lors, la cohérence idéologique de Bob commença à s’effondrer, mais le pire était encore à venir : la défection de sa propre femme.

D’une nature généreuse et gaie, celle-ci avait été usée à la longue par la vie dans cette banlieue. Tous leurs voisins les traitaient, elle et son mari, d’abord comme des Américains et accessoirement comme des Noirs. Toutes leurs effusions de fraternité de race n’étaient en rien partagées. La décision de Bob de vivre à l’étroit dans une case incommode ne lui attira pas la moindre sympathie.

Un beau jour, un ivrogne lui fit même des reproches en pleine rue. Qui était-il donc pour vivre dans la misère alors que, tout le monde le savait, les Américains étaient riches ? Sa femme et ses enfants n’avaient pas de chance de dépendre d’un chef de famille comme lui. Bob ne s’était pas défendu, et l’homme lui avait même rivé son clou en lui assénant des proverbes indiscutables.

Les parents de Bob avaient travaillé un temps en qualité de domestiques. C’est pourquoi il rejeta énergiquement toutes les offres de service de blanchisseurs, jardiniers, hommes à tout faire et autres chauffeurs : dans son désir de secouer les fers d’une servitude démodée, il répugnait à imposer à ses pairs l’indignité de tâches serviles.

Cela fut très mal reçu dans le quartier, et toutes ses tentatives d’établir des relations de bon voisinage en furent viciées.

En Afrique, c’est le devoir des riches de fournir des emplois aux pauvres, comme on l’expliqua à la femme de Bob. Comment pouvait-on excuser le fait que Bob refusât de les aider ?

La seule explication possible c’était son avarice notoire. Dans ces cultures où les vertus païennes sont tenues enhaute estime (même si elles ne sont pas toujours mises en pratique), l’avarice est un vice bien plus grave que dans nos sociétés. Le tissu de la vie sociale tient ensemble grâce à un réseau de dons et d’obligations réciproques sans fondement juridique explicite. Tout cet édifice est mis en péril par l’obstination d’un seul ladre.

De surcroît, le fait de ne pas avoir d’amis était insupportable, au moins autant que l’impossibilité de trouver des nourritures mangeables ou la mauvaise volonté générale des autres femmes, scandalisées par une conduite qu’elles auraient pardonnée à la rigueur à une Américaine blanche.

Bref, la femme de Bob le quitta « pour aller rejoindre ses enfants ». Lui resta tout seul avec son projet et fut bientôt récupéré par une matrone du voisinage ; les rumeurs les plus scandaleuses à propos de ses relations avec le « nègre blanc » commencèrent à circuler.

La goutte d’eau qui fit déborder le vase fut précisément le thème des recherches de Bob, sur les marchés. Les commerçants foulanis locaux manipulaient les cours des denrées grâce à un monopole absolu qui excluait les nouveaux venus et les non Foulanis. En outre, ces commerçants se réservaient des marges bénéficiaires qui consternaient Bob.

Toute sa vie, il avait été à dure école avec les privations causées par la domination des Blancs. Le fait que des Africains noirs exploitent d’autres Africains noirs avec une telle ardeur et une telle absence de scrupules lui était insupportable. Il finit par planter là ses études et rentra en Amérique.

Chose étrange, son intérêt pour les « études noires » n’en fut nullement diminué : la dernière fois que j’ai eu de ses nouvelles, il mettait sur pied un programme d’envergure sur la littérature africaine.

Au cours de tout ce pèlerinage culturel en Afrique, en effet, Bob avait vécu au moins une expérience qui l’avait sauvé. Je ne suis moi-même pour rien dans cette opération salvatrice, mais il faut saluer au passage l’intervention des Dowayos, et tout spécialement celle d’Irma.

Bob se présenta un jour au village ; Matthieu et moi avions désormais perdu tout espoir de nous débarrasser d’Irma, qui s’était postée de façon définitive, avec ses minauderies, juste en face de nous dans l’enclos. Bob m’expliqua qu’il se rendait dans une ville du Sud « pour un travail comparatif », et qu’il avait résolu de venir passer quelques heures avec moi.

Matthieu et moi lui fîmes faire une visite guidée du village. Nous vîmes le chef, les crânes des morts et enfin l’endroit où les hommes allaient se laver, un vrai petit coin de paradis où l’on pouvait prendre un bain sous les arbres, dans une eau froide et bouillonnante, avant de se faire sécher sur des plates formes rocheuses tout en bavardant. Bob s’extasia. C’était la première fois qu’il visitait un village reculé ; jusqu’ici, il avait passé tout son temps dans les villes ou, à la rigueur, dans les villages le long des grands axes qui alimentent les marchés urbains.

Il aima les maisons, les frais enclos et la douceur des murs rouges. Il aima le dessin délicat des ombres projetées par les claies d’herbe tressée ; il aima les pâturages qui descendaient en ondulant jusqu’aux cascades de la rivière ; il aima les montagnes brutales et déchiquetées qui se dressaient au-dessus des nuages ; il aima les champs aux sillons réguliers.

Tout le pays dowayo s’était donné le mot pour se conformer à une vision idyllique de paix et de sérénité bucoliques. Le village se chauffait au soleil dans un assoupissement bienveillant.

Les poulets, au lieu de s’égosiller en crisperçants, roucoulaient doucement. Les enfants, purs et innocents, échangeaient de joyeux éclats de rire qui tintaient comme musique à nos oreilles. Le bétail bien gras meuglait son contentement. Il ne se trouva pas un jeune pour se pavaner avec un transistor tonitruant et nous rappeler l’existence lointaine d’un monde plus dur. Même la radio de Matthieu était réduite au silence et reposait dans la housse rouge et brillante qu’il lui avait cousue. Les silhouettes qui s’exténuaient aux travaux des champs, heure après heure, cassées en deux sous un soleil brûlant, avaient quitté la campagne. Nous les entrevîmes, telles des sculptures délicates, étendues dans des cahutes entre les champs. L’élégance de leurs gestes, le doux murmure de leurs voix, suggéraient des conversations poétiques, et non les éternelles chamailleries sur la propriété de quelques têtes de bétail. Les champs eux-mêmes respiraient la mansuétude et la prospérité, comme s’il n’en avait rien coûté de les cultiver. Une paix somptueuse régnait aussi loin que l’œil pouvait voir, dans une vaste imposture cosmique.

Bob observait tout cela avec amour, et notamment Irma. Celle-ci se jeta à la tête de l’Américain avec une dévotion féroce. Quand nous nous assîmes devant ma case, elle vint s’alanguir à ses pieds, en pâmoison.

Entre eux, la communication était difficile :

Matthieu servait d’interprète et prenait de grandes libertés avec la traduction. Elle offrit un petit bouquet de piments rouges ; Bob retourna la politesse avec quelques tablettes de chewing-gum et une photographie de lui, convenablement dédicacée.

Je ne pus qu’évoquer l’« Héloïse noire ». Est-ce que, dans cinquante ans, on sortirait ce visage souriant de la cantine d’une vieille femme ?

Bob était enthousiasmé. Irma,me révéla-t-il, était pleine de fraîcheur et de naturel. C’était là l’Afrique véritable.

Les villes, elles, étaient mauvaises, et les villes – tout le monde le savait – étaient une importation de l’étranger. Tout ce qui était mauvais, il le voyait à présent, provenait des forces d’oppression de l’Occident. Mais il existait encore des oasis de sagesse indigène. Il s’échauffa sur ce thème, comparant les rudes privations de sa vie citadine avec ma bonne fortune parmi ces merveilleuses personnes. Matthieu renonça rapidement à traduire tout cela ; Bob s’exprimait en effet dans un français hésitant, ponctué d’envolées dithyrambiques en anglais.

— Il dit que le village a l’air riche, expliquait Matthieu à Irma, folle de curiosité.

Ou encore :

— Il dit que la ville est chère.

Après quelques heures de ce jeu-là, Bob et Irma semblaient prêts à donner leur vie l’un pour l’autre. C’est alors que, à la grande déception de la jeune femme, Bob annonça son départ, monta dans son véhicule climatisé et s’en alla.

C’en était fini de l’intermède idyllique.

Une violente querelle éclata entre Irma et son mari.

De nouveau, les poulets poussèrent des cris perçants, les enfants se disputèrent.

De nouveau, les Dowayos se penchèrent sur leur terre ingrate pour en arracher une maigre pitance.

Ainsi, Bob avait sauvé dans une vision romantique son image de l’Afrique, de lui même, et de l’Amérique noire. Rien d’étonnant donc à ce qu’il cherchât refuge dans la littérature au lieu de s’enliser plus avant dans l’anthropologie.

Quant à Irma, elle éclata en sanglots au moment de son départ : désormais, elle avait au moins quelqu’un à qui rêver. En fait, c’était peut-être là tout ce qui lui manquait.

Elle se mit à ignorer superbement Matthieu.